jeudi 22 mai 2008

Les Années

Je viens de terminer la lecture du dernier ouvrage d'Annie Ernaux, Les Années. Je ne peux que trop vous en conseiller la lecture. Probablement l'œuvre la plus aboutie de l'auteur. Je livre ici un extrait que je trouve intéressant, même s'il n'est pas forcément représentatif de la globalité du livre.

Le clic sautillant et rapide de la souris sur l'écran était la mesure du temps.

En moins de deux minutes se retrouvaient : des copines du lycée Camille-Jullian, Bordeaux, classe de seconde C 2, 1980-1981, une chanson de Marie-Josée Neuville, un article de 1988 dans L'Huma. La recherche du temps perdu passait par le web. Les archives et toutes les choses anciennes qu'on imaginait même pas pouvoir retrouver un jour nous arrivaient sans délai. La mémoire était devenue inépuisable mais la profondeur du temps - dont l'odeur et le jaunissement du papier, le cornement des pages, le soulignement d'un paragraphe par une main inconnue donnaient la sensation - avait disparu. On était dans un présent infini.

On n'arrêtait pas de vouloir le "sauvegarder" en une frénésie de photos et de films visibles sur-le-champs. Des centaines d'images dispersées aux quatre coins des amitiés, dans un nouvel usage social, transférés et archivées dans des dossiers - qu'on ouvrait rarement - sur l'ordinateur. Ce qui comptait, c'était la prise, l'existence captée et doublée, enregistrée à mesure qu'on la vivait, des cerisiers en fleur, une chambre d'hôtel à Strasbourg, un bébé juste né. Lieux, rencontres, scènes, objets, c'était la conservation totale de la vie. Avec le numérique on épuisait la réalité.

Sur les photos et les films classés par date qu'on faisait défiler sur l'écran, par-delà la diversité des scènes et des paysages, des gens, se répandait la lumière d'un temps unique. Une autre forme de passé s'inscrivait, fluide, à faible teneur de souvenirs réels. Il y avait trop d'images pour s'arrêter sur chacune et ranimer les circonstances de la prise. Nous vivions en elles d'une existence légère et transfigurée. La multiplication de nos traces abolissait la sensation du temps qui passe.

Il était étrange de penser qu'avec les DVD et autres supports les générations suivantes connaîtraient tout de notre vie quotidienne la plus intime, nos gestes, la façon de manger, de parler et de faire l'amour, les meubles et les sous-vêtements. L'obscurité des siècles précédents, peu à peu repoussée de l'appareil sur trépied chez le photographe à la caméra numérique dans la chambre à coucher, allait disparaître pour toujours. Nous étions à l'avance ressuscités.
(...)

La lune, quand on levait la tête la nuit, brillait fixement sur un monde dont on ressentait en soi la vastitude, le grouillement, sur des milliards d'individus. La conscience se dilatait dans l'espace total de la planète, vers d'autres galaxies. L'infini cessait d'être imaginaire. C'est pourquoi il était inconcevable de se dire qu'on allait mourir un jour.


J'espère que ces quelques lignes vont vous donner l'envie de découvrir le livre dans son intégralité.

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