mardi 31 juillet 2007

Etats-nations et construction communautaire (3)

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Max Weber, en précurseur de la sociologie des organisations, affirmait qu’une organisation recherchait avant tout autre chose à assurer sa pérennité. Le chercheur qu’il était, tout autant que le militant politique, avait cru voir en la bureaucratie la forme d’organisation rationnelle par excellence. Nous allons voir comment la rationalité de l’Etat s’exprime pour résister face aux attaques qu’il subit dans le cadre de la construction communautaire, mais en commençant par la base, le comportement électoral de ceux qui désignent les représentants du peuple européen.

Vote et sentiment européen
Pascal Perrineau (Cevipof) a mis en avant le fait que les individus participaient plus à la vie politique lorsqu’elle est proche d’eux [1]. C’est-à-dire que traditionnellement, en France plus particulièrement, on vote plus aux municipales qu’aux législatives, qu’aux cantonales, aux cantonales plus qu’aux régionales, et encore moins aux européennes, scrutin qui enregistre les scores d’abstention les plus élevés. On remarque en France que l’élection du chef de l’Etat fait exception car, bien que le cadre géographique soit le plus grand, la participation y est forte. Cela démontre à la fois la place prise par l’Etat et celle prise par l’Europe dans les considérations politiques des Français. Cela ne veut pas dire que la question européenne désintéresse les Français ; la participation massive au référendum sur le traité établissant une constitution pour l’Europe en 2005 prouve bien le contraire. Autre phénomène confirmant le désintérêt voire la méfiance à l’égard de la question européenne, il s’agit de la montée des partis souverrainistes qui enregistrent leurs plus forts scores lors des élections européennes, et ce à l’échelle de l’Europe entière (pour peu que de tels partis y soient présents, comme dans les pays « historiques » de l’Union). Des députés européens se retrouvent ainsi élus pour pratiquer la politique de la « chaise vide » au Parlement Européen.

C'est pas nous, c'est Bruxelles
Si les populations montrent des réticences face à la construction communautaire, les dirigeants politiques nationaux ne sont pas forcément neutres. En effet, il arrive fréquemment lors de la mise sur agenda ou lors de la prise de décision, que les élites politiques se tournent vers Bruxelles pour trouver la source des explications mais plus souvent la source des maux ressentis par la population. La présence d’une institution au cadre supranational permet pour les exécutifs nationaux de dégager leur responsabilité lorsqu’une décision provoque des mécontentements. Il est ainsi aisé de renvoyer la faute à tel commissaire, tel groupe parlementaire, voir sur un groupe professionnel de nationalité étrangère comme cela peut être le cas entre pêcheurs français et espagnols par exemple. Pourtant ce comportement semble relever de l’hypocrisie. SI nous avouons que ce jugement peut paraître sans nuance, il apparaît clairement que les commissaires sont nommés par les Etats, que le président de la Commission fait l’objet d’un consensus, que les parlementaires européens sont des élus du peuple, bref, que finalement les décisions concernant les européens sont prises par les européens. Mais ces comportements politiques parviennent à déstabiliser les institutions européennes au profit des Etats.

Cette déstabilisation est accentuée par une décrédibilisation certaine, là encore du fait des représentants des Etats. Les instances européennes n’ayant que peu de moyens de coercition sur les Etats membres, les comportements opportunistes de certains d’entre eux ont des répercussions négatives sur la crédibilité de l’Union. L’exemple type est celui des condamnations qui ont suivi le non respect des critères du Pacte de Stabilité et de Croissance (PSC) par l’Allemagne et la France. Sans discuter la pertinence de ces critères ici puisque cela n’est pas notre objet, ces deux pays n’ont pas respecté certains critères tels que la limite de 3% de déficit public (rapporté au PIB) et 60% de la dette publique (toujours rapporté au PIB). Ils se sont trouvés condamnés à verser à la Banque Centrale Européenne l’équivalent d’un certain pourcentage de leurs PIB respectifs, pour voir ces crédits gelés, et le remboursement conditionné par le respect des critères dans un temps déterminé. Non seulement ces Etats ne se sont pas exécutés mais ils ont également menacé de suspendre leur participation à l’Union Européenne. On voit donc que si l’UE n’a pas vraiment de mesure coercitive à opposer aux comportements opportunistes, les Etats peuvent, parce que ce sont eux qui lèvent l’impôt et contribuent financièrement à la construction européenne, ne pas respecter les décisions communautaires.

De même qu’ils lèvent l’impôt, ce sont les Etats qui promulguent les lois. En conservant le monopole pour l’établissement de la règle de droit, les Etats disposent d’un levier conséquent pour freiner les effets de la construction communautaire. Ainsi les Etats peuvent, en retardant la mise sur agenda de l’examen des directives européennes par les parlements nationaux, ne pas appliquer les décisions collectives européennes. Les Etats conservent par ailleurs des compétences fondamentales depuis les fonctions régaliennes jusqu’aux politiques sociales. Les politiques touchant à l’éducation, à la santé, à la recherche, à l’emploi, aux systèmes de solidarité restent très fortement marqués par des modèles nationaux.

Les objectifs de la Stratégie de Lisbonne, le grand chantier de la construction communautaire sur la décennie 2000-2010, ne seront réalisés qu’à condition que le volontarisme politique des dirigeants nationaux soient au rendez-vous. En effet, les objectifs concernent des domaines dans lesquels l’Union n’a pas de compétence particulière pour s’ingérer dans les politiques nationales. L’Union ne peut imposer des pratiques politiques, de façon de faire. Ce sont les compétences étatiques qui prévalent. L’UE peut tout au plus utiliser la technique du benchmarking. Il s’agit, comme le décrivent D. Méda et A. Lefevre [2], d’une comparaison statistique entre Etats membres permettant de relever les « bonnes pratiques politiques ». Reste à savoir dans quelle mesure les bonnes pratiques doivent être imitées pour que chaque pays rejoignent le meilleur ou s’il faut favoriser l’émergence d’un modèle social européen. Si cette dernière proposition est retenue alors la construction européenne aura sûrement raison, à terme, du devenir des Etats. Mais dans les faits, cet horizon peut paraître comme indépassable tant l’Europe est divisée sur le plan social. Deux systèmes efficaces sont en passe de s’imposer comme tel dans la grande comparaison quantitative et qualitative européenne : le modèle libéral anglo-saxon et le modèle développé par les différentes social-démocraties nordiques.

En guise de conclusion
Après la construction des bases politiques de l’Europe, puis d’une Europe économique, les populations sont dans l’attente de l’achèvement de cette Europe politique, afin de déboucher sur une Europe sociale. Tiraillée entre souverainisme et fédéralisme, l’issue est plus qu’incertaine tant les populations ne parviennent pas à s’accorder sur la suite des évènements. En 2005, deux Etats sur 27 ont à eux seuls bloqués le processus institutionnel. Sans porter de jugement sur le projet de constitution, il apparaît quand même que l’échelon étatique n’est pas complètement dépassé. Et le mini-traité qui fait l’actualité récente de la construction communautaire semble aller dans le même sens puisque, comme le disait T. Ferenczi « le monopole de la légitimité politique des Etats-nations, auquel l'Union prétendait mettre fin, n'est pas mort ». Pourtant, les enjeux contemporains, inscrits dans une mondialisation qui prend toujours plus d’importance, nécessitent des prises de décisions collectives ou au moins coordonnées. Les Européens sauront-ils s’accorder, qui plus est à 27, sur l’avenir du cadre collectif qu’ils ont construit depuis 50 ans ?

Parce qu’une ouverture telle que celle-ci est trop vague, et parce qu’il ne faudrait pas manquer de pragmatisme, il convient de compléter l’analyse par des éléments concrets. Si l’Europe a été faite pour garantir la paix entre les nations, l’argent reste « le nerf de la guerre ». Ce sont les Etats qui contribuent financièrement à l’Union Européenne. En tenant les cordons de la bourse, ils peuvent décider de leur devenir face à cette institution supranationale. Aujourd’hui le budget européen, fonds structurels compris, représente 1% du PIB de l’Union. C’est-à-dire qu’un Etat comme la France dispose d’un budget 2.5 fois supérieur à celui de l’Union Européenne. Peut-on croire, dans ces conditions, que l’Europe parvienne à relever les défis qui se posent à elle aujourd’hui ?


Sources :

[1] Perrineau Pascal, "La dimension cognitive de la culture politique. Les Français et la connaissance du système politique", Revue Française de Science Politique, vol 35, n°1, Paris, 1985.

[2] Méda Dominique, Lefevre Alain, Faut il brûler le modèle social français ?, Seuil, Paris, 2006.

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