vendredi 22 juin 2007

A propos du service minimum et du droit de grève (2)

Une petite idée reçue sur la grève
Contrairement à ce qu'on pourrait penser, on a jamais fait si peu grève en France. C'est un phénomène de long terme, le nombre de jours de grève par travailleur et par an diminue continuellement en France. A part des pics en 1995 et en 2000, le nombre de jours de grève diminue de manière continue dans le secteur privé. On remarque plusieurs choses lorsqu'on dépasse les apparences d'une vision macro de ce phénomène.

Moins de jours de grève, mais plus de conflictualité
La DARES a récemment mis en avant le fait que les conflits étaient plus nombreux et plus diversifiés. La conflictualité du travail s'est intensifiée au cours de la dernière décennie. Les conflits ont davantage porté sur les salaires et sur le temps de travail. Et si les arrêts de travail (grèves et débrayages) demeurent un mode d'action collective fréquent, d'autres formes, comme le refus d'heures supplémentaires et la pétition, ont davantage progressé. Les conflits individuels sont aussi plus nombreux.

Solidarité public/privé
Le nombre de jours de grève diminue surtout dans le secteur privé, pourquoi ? Ce n'est pas parce que les fonctionnaires sont des feignants, comme on peut l'entendre au café du commerce, mais parce qu'ils sont juridiquement plus protégés. En faisant une analogie avec la théorie du marché du travail de Assar Lindbeck et Dennis Snower, il y aurait les insiders, protégés, et les outsiders, exposés. Leur théorie ne s'applique pas précisément au clivage public/privé, et ils mettent en avant une rivalité entre insiders et outsiders. Mais cette distinction peut quand même être réutilisée ici, on peut penser que le nombre de jours de grève en chute dans le privé, et stable dans le public, avec un taux de syndicalisation beaucoup plus important dans le public, sont des signes du fait que les droits sociaux des travailleurs ne sont pas aussi bien respectés dans le secteur privé. Et dans les faits, la DARES réalise régulièrement des enquêtes sur des licenciements de délégués syndicaux... On peut clairement penser que les salariés du public compenseraient l'impossibilité de mobilisation des salariés du privé. Et là encore, dans les faits, si l'on remonte aux grèves de 1995 (oui ça fait 12 ans déjà), l'opinion publique - si tant est qu'elle existe - recevait plutôt bien les blocages de la SNCF et des routiers.

Le conflit n'est pas une réaction anormale
Pour l'auteur allemand Georg Simmel (1858-1918), le conflit est une composante normale de toute vie en société : "loin de se confondre avec une cause de dysfonctionnement désastreuse, le conflit est une source de régulation qui traverse et structure une multitude de champs et de formes sociales (…), il structure les relations collectives et renforce, quand il ne crée pas, l’identité sociale". Le conflit est donc à la fois une forme et un facteur de socialisation, c'est-à-dire qu'il permet à l'individu de s'intégrer dans un groupe social. Il amène des individus qui n'auraient jamais eu de relation sans le conflit à se rassembler. Bref, il a une fonction bien particulière dans l'assurance de la cohésion sociale. Pourtant le sens commun pourrait nous amener à croire que le conflit est destructeur de ce lien social. Mais il n'en est rien.

Le vote à bulletin secret lors des grèves, ou la tyrannie de la majorité
Une des innovations du projet de loi consiste en l'instauration d'un vote à bulletin secret au bout de 8 jours de conflit. Or la grève n'est pas forcément un phénomène majoritaire lorsqu'elle se produit. Elle est parfois le fait d'une minorité qui souhaite, au sein de l'organisation, faire entendre sa voix. Selon Albert O. Hirschman, il y a trois modalités de réponse face à une situation répressive : l'exil (exit), la protestation (voice), ou la collaboration (loyalty). Si une majorité choisit de se taire ou de quitter les lieux, elle n'est pas forcément hostile à ceux qui osent donner de la voix. Mais si un conflit dure huit jours (ce qui est un long conflit), c'est que les racines du malaise au travail sont profondes, tous les spécialistes des conflits du travail le disent. Or un vote à bulletin secret pourrait permettre à ceux qui ne prennent pas part au conflit de terminer celui-ci, et ce sans garantie que les choses changeront à l'avenir.

Je vois déjà les plus énervés d'entre vous me répondre : le vote c'est la démocratie. Je reproduit simplement ici un passage d'un texte classique parmi les classiques (tellement classique que c'est la première fiche de lecture réalisée par Bernadette pour Jacques C. lorsqu'ils entrèrent à Sciences Po) :

Lorsqu'un homme ou un parti souffre d'une injustice aux États-Unis, à qui voulez-vous qu'il s'adresse ? À l'opinion publique ? c'est elle qui forme la majorité; au corps législatif ? il représente la majorité et lui obéit aveuglément; au pouvoir exécutif ? il est nommé par la majorité et lui sert d'instrument passif; à la force publique ? la force publique n'est autre chose que la majorité sous les armes; au jury ? le jury, c'est la majorité revêtue du droit de prononcer des arrêts: les juges eux-mêmes, dans certains États, sont élus par la majorité. Quelque inique ou déraisonnable que soit la mesure qui vous frappe, il faut donc vous y soumettre.[...]
Je ne dis pas que dans le temps actuel on fasse en Amérique un fréquent usage de la tyrannie, je dis qu'on n'y découvre point de garantie contre elle, et qu'il faut y chercher les causes de la douceur du gouvernement dans les circonstances et dans les mœurs plutôt que dans les lois.

Tocqueville A. de, De la démocratie en Amérique, 1835
Alexis de Tocqueville craignait la tyrannie de la majorité... il avait bien vu.

Sources :
  • Hirschman A. O., Exit, Voice, and Loyalty: Responses to Decline in Firms, Organizations, and States, Harvard University Press, 1970.
  • Hirschman A. O., Défection et prise de parole, 1995.
  • Lindbeck A., Snower D.J., The Insider Outsider Theory of Employment and Unemployment, The MIT Press, Cambridge, Massachusetts, 1988.
  • Simmel G., Le Conflit, 1912, (Circé, 1995).
  • Tocqueville A. de, De la démocratie en Amérique, 1835, 1840, (Gallimard Folio, 1996)

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